Demon Heart 4: Les lèvres scellées, le monstre attend

Sorayah en écolière devant une mosaique représentant Yggdrasil, l'arbre de vie
© yumeao

DEMON HEART

Acte 1 : L’autre côté du miroir
Episode 4. Les lèvres scellées, le monstre attend

Lire le prologue

La nuit a été longue.

Mais pourquoi les nuits sans sommeil s’appellent des nuits blanches ? Si l’on ne dort pas, c’est que la nuit est noire. Rongée par le remord, Sorayah a cru devenir folle mille fois. Les mains errent dans l’ombre à la recherche de ses pieds. Des yeux immondes la scrutent, tapis derrière la moindre surface miroir. Même l’eau de son thé la regarde de ses trois yeux de crapaud. Sorayah manque de tomber de sa chaise. La tasse d’eau brûlante vole. Un policier la prend sur le pantalon. Il bondit en hurlant avant de se maîtriser.

Sorayah se recroqueville, attendant un coup ou une engueulade. Mais rien… Son père ne la regarde même pas. Un bras passé autour des épaules de sa femme, il serre le poing pour l’empêcher de trembler. Mais ses lèvres le trahissent, elles tremblent. Il regarde sa mère, à peine une seconde.

 Regarder maman est trop douloureux.

Sa mère est l’expression de la douleur. Elle agrippe ses perles pour compter les noms de dieu. Elle compte encore et encore sans reprendre son souffle.

Elle va en mourir

Sorayah retient un sanglot. Sa mère a le cœur fragile, comme tata Sarah.

**********

Lorsque le jour se lève, Sorayah se réfugie dans la salle de bain du sous sol. Elle a toujours considéré l’endroit comme son domaine, au même titre de sa chambre. Mais l’absence du grand miroir au dessus du lavabo lui rappelle trop son frère.

Où est-il?

Un frisson passe sur son échine. Elle secoue la tête et enfile son uniforme de tous les jours. Dans la lumière crue de la salle de bain, son petit miroir de poche se comporte normalement. Sorayah en profite pour mettre des tonnes d’anticerne et du mascara waterproof. Elle remonte dans le salon.

A la télé, il y a la photo d’Ylan. Ça sert à ça l’alerte Amber : à te rendre célèbre une semaine ou deux avant qu’on te retrouve, ou pas. Sorayah passe à la cuisine pour préparer ses céréales. Elle les laisse gonfler 10 minutes puis les abandonne sur la table sous le regard du dernier enquêteur présent. Elle n’embrasse pas sa mère avant de partir. La dernière fois qu’elle l’a approchée, sa mère lui a enfoncé ses ongles dans le dos, comme une harpie qui s’accroche à son petit.

Alors que Sorayah enfile son manteau, son père la remarque enfin. Il lâche la télé des yeux et dit :
–          Tu vas où Sorayah?
–          Je vais à l’école. Je tourne en rond ici.

Il n’y a rien ici, rien que des gens qui attendent après un miracle qui n’arrivera pas. Le regard de son père la traverse comme si elle n’existait plus. Il se retourne vers la télé. Un fantôme.

Alors que Sorayah ouvre la porte d’entrée, quelqu’un lui saisit le bras.

–          C’est pas prudent petite… Je vais t’accompagner.

C’est l’enquêteur, le même qui s’est pris l’eau brûlante sur le pantalon. Un jeune bleu qu’on a laissé là parce que ça ennuie les autres policiers de tenir compagnie à une famille éplorée. Sorayah dégage son bras:

–          Tu sers à rien toi. Laisse moi.

Elle sort dans la rue. Le erables sont rouge, le ciel est bleu et l’air piquant. Il y a un voile de gelée sur la pelouse. On vient d’entrer en novembre.

Sorayah prend le bus 28. Comme tous les jours. Assise au fond du bus, elle observe tous les visages comme si elle cherchait quelqu’un.

Je fais quoi là ?

Dans le hall de l’école, elle est assaillie par ses amies.

Elles disent vouloir la consoler, mais elle ne la laisse pas parler.

Elles ont des larmes dans leurs yeux mais elles veulent surtout voir les siennes.

Elles veulent des détails croustillants, des détails qui ne sont pas passés au journal.

Les goules se rapprochent de Sorayah. Leurs lèvres forment un rictus hideux. Leurs prunelles deviennent grises, leurs cris stridents. Leurs cheveux se transforment en serpents. Sorayah met les mains sur ses oreilles. Elle ferme les yeux, elle ouvre la bouche pour hurler. Mais une main se pose sur son épaule. La réalité revient. Steve est là, face à elle. Il retire sa main comme s’il s’était brûlé. Il tort sa casquette dans ses mains.
–          Moé, j’peux t’aider pour l’chercher.
Sorayah lui répond :
–          Chercher quoi ?

Steeve recule d’un pas. Sorayah recule à son tour.

Mais je fais quoi là ?

Sorayah se dirige vers la sortie. Evidemment qu’elle n’a rien à faire ici. Elle commence à courir. Le flux des élèves se scinde en deux pour la laisse passer. Mais une main l’attrape par le bras et la stoppe en pleine course. C’est Aurélien. Il a les yeux rouges.

 Il a pleuré…

Le regard de Sorayah se durcit. Aurélien dit :
–          Attends… S’il te plait…

Il essaie de la prendre dans ses bras mais Sorayah le frappe dans le ventre. Il la lâche. Sorayah se détourne. Un cri l’arrête :
–          Yayah ! Pardon ! YAYAAHH !!!

C’est Karine. L’emo surgit de l’escalier. Elle se jette dans les bras de Sorayah. Karine est si petite, si frêle.

Karine s’excuse à n’en plus finir : elle n’a pas regardé le journal, elle ne savait pas. Elle a pris le bus plus tôt, elle n’a pas vu la police. Elle était dans sa salle de cours quand elle a reçu le texto… Ses larmes laissent des traînées d’encre sur ses joues et sur le polo bleu ciel de Sorayah. Sur ses joues à elle, les larmes coulent claires. Sorayah a mis le mascara préféré de tata Sarah, celui qui ne coule pas. Sorayah murmure :
–          J’ai donné Ylan au Chétan…
Karine la secoue :
–          Ils vont l’arrêter !

Sorayah se mord la langue pour ne pas hurler. Karine met les mains sur ses épaules. Elle se hisse sur la pointe des pieds pour la regarder dans les yeux :
–          C’est un p’tit monstre ! Il va s’en sortir !

Sorayah s’effondre dans ses bras. Elle éclate en sanglots. La brunette l’entraîne dehors. A la porte, la surveillante danse d’un pied sur l’autre mais elle les laisse passer en disant :
–          Je préviens vos parents ?
–          Non !

Sorayah joint les mains en prière :
–          S’il te plait, j’veux pas que l’téléphone sonne… pas pour rien.

Image de sa mère vibrante d’espoir et de terreur en même temps. Image de sa main sur son cœur, ce cœur qui a toujours si mal battu, à peine mieux que celui de tata Sarah.

Karine agite un doigt autoritaire devant la surveillante. La manche de son pull remonte en laissant voir les arabesques de son tatouage. La petite emo dit :
–          On va chez moi, prévient juste ma mère, on est voisine.

*******

Elles ont parlé tout l’après midi. Sorayah lui a tout dit. C’était difficile au début. Le démon, les mains, les yeux… Les mots sonnaient faux comme une fleur en plastique. Mais le visage barbouillé de charbon de Karine restait sérieux. Et ses questions lui ont permis de mieux voir la vérité :
–          Alors tu penses que c’est les miroirs ou le noir ?
–          Les miroirs. Répond Sorayah.

Définitivement les miroirs. Elle ajoute :
–          Mais le miroir doit être dans le noir.
Karine réfléchit. Elle lui tend une assiette :
–          Tu en veux tu encore ?
–          Merci, ça va.

Les cupcakes que la mère de Karine a laissés lui ont permis de soulager ses crampes d’estomac. Mais une cuillère de crème au beurre de plus et tout ressortira. L’autre moitié de la fournée de cupcake est chez sa mère. « Comme la moitié des commères du quartier ». Lui a dit Karine.

Sorayah prend ses genoux dans ses bras.
–          Maman va bien ?
–          Si y’a une news, good ou pas, ma mère le dira. Tu veux qu’on essaie de le contacter ?

Sorayah secoue la tête.
–          J’veux pas trop qu’on appelle chez…
–          Je parle de ton frère !! Il est dans le monde des esprits, non ?

Karine farfouille dans sa commode. Elle en sort une tablette de ouija.
–          Ah… Tu y crois à ça, toi ? Demande Sorayah.
Karine lui retourne un sourire ironique :
–          Avec ce que tu viens de me raconter, tu pourrais y croire maintenant ?

La petite brune tire les volets. Elle allume une bougie énorme, qu’elle place au milieu de la chambre, c’est-à-dire en équilibre sur la rambarde du lit. Elle a un lit à baldaquin, tendu de velours. Cela fait beaucoup de tissu au dessus d’une flamme. Sorayah dit :
–          T’vas foutre le feu…
La brunette glousse :
–          C’est déjà fait ! C’est pour ça qu’on a refait la chambre ! T’en penses quoi ?

Sorayah pose les yeux sur sa nouvelle déco : un lustre de cristal au plafond, qui éclaire à peine, des roses noires sur les murs gris, et sur le mur au dessus de la tête de lit, l’horreur suprême : entre les posters de Death Note et de Game of Thrones, il y a une photo du chanteur de Tokio Hotel.
–          Tu… Tu l’as pas viré ??
–          J’ai pas trouvé plus beau ! Je crois que je trouverais jamais…

Karine grimpe sur son lit et colle ses lèvres sur le nez du chanteur que Sorayah ne pouvait déjà pas encadrer quand elle avait 10 ans. Karine saute du lit. La bougie manque de tomber. La flamme vacillante se reflète dans une glace sur le mur. C’est un miroir en forme de soleil noir. Alors que Karine va éteindre la lumière du plafonnier, Sorayah tend le doigt vers le miroir :
–          Il faut cacher le miroir. Il va venir sinon…

Karine récupère un plaid qu’elle embroche sur les pics du soleil. Elle demande :
–          Le démon panthère ? Il est comment ?
–          Il te plairait. Répond Sorayah.

Karine s’esclaffe. Mais Sorayah cesse vite de sourire :
–          J’ai pas peur de lui, moi, j’ai peur des mains…

Ces mains gluantes entraînant son frère dans la nuit. Un spasme lui secoue l’estomac, elle manque de vomir.

C’est pas moiC’est pas ma faute

Karine éteint enfin la lumière du lustre en cristal. Elle revient s’asseoir sur ses talons, à la japonaise. Elles sont au milieu d’une mer de néant. Sorayah entend grouiller. Elle discerne des mouvements à la périphérie de son champ de vision. Ce sont les mains noires, mais elles ne l’attaquent pas.

Elles ont peur de la planche aux esprits ?

Alors que ses yeux s’habituent à l’obscurité, Sorayah a l’impression que la planche de ouija émet sa propre lumière cendrée. Les deux adolescentes posent chacune les doigts sur la goutte triangulaire du oujia. La moindre vibration la fait bouger. Karine la déplace au centre de la planche. Elle dit :
–          Il faut prier avant d’appeler les esprits.

Sorayah manque de hurler. La pierre dans son ventre lui écrase l’estomac. Elle souffle :
–          La dernière fois que j’ai prié, j’ai demandé qu’on me débarrasse de lui….

Karine pose sa main libre dans celle de Sorayah. Elle murmure une prière sans queue ni tête. Puis elle demande :
–          Esprit, es-tu là ?

La goutte de ouija frissonne. Mais ce truc est si sensible qu’il fait des zigzags dès qu’on respire. Karine répète sa question. Rien. Rien de plus. Sorayah sent des larmes couler sur ses joues :
–          Ylan, pardon. Ylan, répond moi…

Rien, toujours rien. Sorayah retire sa main. Elle a envie de faire voler la planche. Karine s’exclame :
–          Non ! Remets ta main !

Sorayah obéit. Karine dit :
–          Esprits, je vous demande de partir.

Elle déplace la goutte sur le signe « au revoir ». Et elle recommence à prier.

Pour rien.

Sorayah se surprend à prendre le ton de son père :
–          Karine, il n’y a pas d’esprit.
–          Il y a toujours des esprits. Ils sont partout.

Sorayah se relève d’un bond, agacée. Mais elle a un vertige. Elle se rattrape aux rideaux du lit à baldaquin. Le lit tangue. La bougie se renverse. Une flamme prend. Sorayah éteint le feu avec un oreiller. La seule lumière de la chambre s’éteint avec lui. Une odeur de plastique cramé emplit l’air. Karine manque de s’étrangler. Elle agrippe la jupe de Sorayah.

Sorayah relève la tête. La fenêtre fermée par les volets dessine un carré de nuit dans le mur. On peut voir la lune à l’envers dans le ciel noir. Une horde de démons grouille à l’intérieur de la fenêtre. Ils ont des faces grimaçantes, des têtes d’insectes, des cornes, des rognures d’ailes et des membres coupés. Ils se tordent le cou, se montent dessus, se mordent les uns les autres. Tout ça pour l’atteindre elle. Mais ils ne peuvent pas. Entre eux et Sorayah, il y a le démon aux yeux de panthère et aux cornes d’or. Bras écartés, il fait barrière de son corps, barrière avec sa lumière. Son aura se répand dans la pièce. Le sceau d’or apparaît autour de Sorayah. Le sceau qui repousse les mains noires.

C’est le démon qui la protégeait pendant leur stupide séance de oui-ja.

Sorayah sent des ongles s’enfoncer dans son bras. C’est Karine. Elle est terrifiée. Sorayah bondit sur l’interrupteur. Mais le lustre de cristal noir éclaire à peine la chambre. Les démons ne disparaissent pas. Ils s’éloignent les uns après les autres en claquant des mâchoires, comme des pitbulls devenus aveugles.

Le démon panthère, lui, n’a pas bougé. Il ferme les yeux. Il serait presque humain s’il n’avait pas ses oreilles de chat qui pivotent en direction du son.

Il me cherche moi.

Le démon tend une main vers Sorayah comme on tend la main à quelqu’un pour l’inviter à danser. Encore cette étrange envie de prendre sa main. Sorayah implore :
–          Non…
Des griffes d’or surgissent des doigts du démon. Il lacère le miroir d’un coup.

A travers la nuit déchirée, Sorayah peut voir son frère. Ylan est suspendu dans le vide par des cordes sanglantes, qui sont accrochées à ses poignets, à ses genoux et à son cou. Son pyjama tâché d’encre est en lambeaux. Les mains gluantes s’enroulent autour de lui comme des serpents qui cherchent un endroit où mordre. Les serpents glissent sur ses yeux entièrement noirs. Ils essaient d’entrer dans sa bouche comme pour l’empêcher de crier de l’intérieur. Mais les lèvres bleues d’Ylan ne crient pas. Il ne respire même pas. Comme s’il était

–          Mort… S’étrangle Karine.

Elle enfouit son visage dans les boucles de Sorayah. Sa poitrine se gonfle. Son cri brise l’illusion.

Non… Ylan n’est pas mort. C’est impossible. Je vais le retrouver… Je dois aller le chercher.

La vraie, elle ne peut en parler à personne.

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A suivre: 5. Les doigts glacés, le monstre l’entraîne


Le petit mot de l’auteur:

Un chapitre qui ralentit un peu l’histoire, mais j’avais envie de montrer le personnage de Karine. Je l’aime bien ^-^ Et puis je voyais mal Sorayah se jeter dans la gueule du loup toute seule aussitôt son frère disparu. ça prend un peu de temps. Allez, prochain chapitre, elle plonge!


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Auteur : Ghaan Ima

J’écris depuis 10 ans, j’ai des idées plein la tête d’univers de SFF inspirés de mangas : geeks, otakus, anarchistes sur les bords et un peu barrés.