DEMON HEART
Acte 1 : L’autre côté du miroir
Episode 5. Les doigts glacés, le monstre l’entraîne
Une Histoire gratuite de démon / Lire le prologue
– Qu’est-ce que vous faites ?
Sorayah sursaute et laisse échapper le grand couteau de cuisine. Elle était en train de l’envelopper de torchons pour le ranger dans son sac à dos. Elle se retourne vers sa mère.
Sa mère est pâle comme la mort. Elle est essoufflée comme si elle avait couru.
C’est son cœur qui déconne…
Karine dit d’une voix insouciante :
– On voulait faire des sushis mais maman n’a rien dans sa cuisine. Elle sait pas cuisiner tu sais bien.
Sa mère se précipite pour regarder dans le sac que tient la brunette. Elle en sort de la ficelle, une lampe torche, des fruits et des barres chocolatées.
– Vous allez où comme ça ?
On va chercher Ylan… Mais je peux pas dire ça.
Karine hausse les épaules :
– Ah ça, c’est pour une expérience de physique. On doit faire une fibre optique.
– Vous voulez sortir ?! Avec ce monstre autour de la maison !!! Tu crois faire quoi Sorayah ? Tu crois que je vais te laisser partir ??!!
Non…
– Maman ! Calme-toi ! On va nulle part !
– Tu me mens Sorayah ! Tu me mens depuis le début ! Tu sais où il est ? Pourquoi tu le dis pas à la police ? Tu as peur c’est ça ! IL FAUT PARLER SORAYAH !!!
Sa mère devient hystérique. Elle veut attraper sa fille par le col mais elle trébuche en avant. Elle se retient à Sorayah mais tombe à genoux, trop faible tenir debout.
– SABRINA !!!
Son père a surgis dans la cuisine. Il relève sa mère. Elle essaie de lui dire quelque chose mais elle est trop essouflée.
Elle met une main sur son cœur.
Le visage de son père se décompose. Il fouille dans ses poches pour vérifier qu’il a ses clefs et ses papiers. Il entraîne sa mère dans l’entrée et lui fait enfiler son manteau. Sorayah les suit, perdue. Il saisit le sac de sa femme et se tourne vers Karine. Il dit :
– Ramène Sorayah. J’appelerai chez ta mère.
Il entraîne sa mère qui proteste. Mais elle n’a pas la force de faire une phrase complète. Elle est incapable d’expliquer que sa fille s’en va, que sa fille sait où est son fils. Incapable de parler. A peine capable de respirer.
Alors que la porte claque, Karine se tourne vers Sorayah. La petite brune dit :
– Ma mère peut nous emmener à l’hopital si tu veux.
Sorayah secoue la tête :
– C’est juste une crise. C’est souvent. Ça va aller. Mais il faut que je lui ramène Ylan. Viens, on y va.
Sorayah saisit son manteau, mais Karine la retient par la main.
– Il faut encore une chose. Le toutou d’Ylan.
Sorayah a un sourire triste.
– C’était mon doudou tu sais. Il me l’a volé quand il a commencé à ramper.
– Je m’en rappelle. Mais c’est pour ça. Le lapin vous servira de lien quand tu auras passé la porte.
********
L’avenue Beaurivage est silencieuse, endormie dans la nuit. Les maisons se ressemblent toutes : en bois peint, sans étage avec un gazon bien tondu et des câbles électriques qui pendent. Les rideaux sont tirés sur les vitres des salons. Seul le grésillement des transformateurs en haut des poteaux fait croire qu’il y a de la vie dans le quartier. Dans le silence, les bottes cloutées de Karine résonnent comme si les Dalton prenaient d’assaut la rue.
Elles remontent une avenue déserte. A leur droite, il y a un entrepôt à ciel ouvert. Il est aussi éclairé qu’un stade de foot. On entend le bip bip sonore d’un engin de chantier. Les filles contournent le grillage et entrent dans le parc qui longe le fleuve. Elles passent par un jardin d’enfant. Les balançoires oscillent au bout de leur chaîne, animées par des fantômes qui n’existent pas. Ou peut-être que si.
Je le saurais bientôt…
Sorayah accélère le pas. Mais Karine s’est arrêtée devant les balançoires. Sorayah continue sa route mais un cri l’arrête :
– Yayah ! Attends !
Karine fait tourner la chaîne de son pendentif. Elle décroche le fermoir. Elle tend la chaînette à Sorayah. Une croix chrétienne s’agite au bout.
– Prends ça…
Sorayah a une moue de dédain :
– Et pourquoi les démons, ils croiraient à ton dieu et pas au mien ?
– C’est en argent Sorayah. Les démons n’aiment pas l’argent et les croix. Et je te rappelle que c’est le même dieu dont on parle.
Sorayah attrape la chaîne. Elle essaie de l’enfiler mais elle n’arrive pas à la rattacher. Karine se rapproche pour l’aider et dit à voix basse :
– Quand tu seras là-bas, ne mange rien. Sinon tu ne pourras jamais revenir. Et…
Karine fouille dans le sac à dos de Sorayah. De tous les objets, Karine sort le grand couteau de cuisine. Sorayah fronce les sourcils :
– Qu’est-ce que tu…
Karine attrape sa frange d’emo. Elle coupe une mèche de cheveux d’un geste sec. Elle l’accroche avec une de ses petites barrettes rouges puis tend la mèche à Sorayah :
– Prends ça. Les cheveux portent notre énergie. Moins qu’un œil ou un cœur… Même si… je peux aussi te donner un…
Sorayah a un frisson d’horreur :
– Me donner quoi encore ? Arrête avec ta sorcellerie ! On y va !
Sorayah saisit la mèche. Elle fourre les cheveux dans son sac à dos tout en marchant à grand pas.
Les deux adolescentes atteignent bientôt les hautes herbes qui délimitent les berges du fleuve. Sorayah s’engage dans les herbes. La berge a été comblée avec des gravats de chantier. Une grosse pierre roule sous ses pieds. Sorayah saute près de l’eau. Elle rattrape Karine juste avant qu’elle ne s’empale sur une tige de béton armé.
Elles sont arrivées face au Saint-Laurent, mer de pétrole dans la nuit. Les reflets de la lune qui courent sur les vagues ressemblent à des souris d’argent. Au loin, la silhouette d’une forêt apparaît en ombre chinoise. Un vent humide leur fouette le visage et fait claquer la jupe de l’uniforme de Sorayah. Il ne manque que l’odeur du sel. Karine serre son manteau noir contre elle. Elle murmure :
– T’es sûre que…
Sorayah s’écrie :
– Mais oui je suis sûre !! C’est toi qu’as dit que le fleuve était aussi brillant qu’un miroir géant ! Qu’il me donnera plus de pouvoir ! Toutes ces histoires de cosmo-énergie que t’as sorti d’un manga, tu te rappelles ?
Karine secoue la tête :
– Yayah… T’es sûre que tu veux le faire ? On parle de démons des enfers là… Pas des gangs des quartiers nord. J’ai peur Yayah… J’ai peur pour toi. J’ai peur que tu sois pas assez forte.
Une vague d’angoisse saisit soudain Sorayah.
Et si je ne suis pas assez forte…
Et si je souffre…
Et si je meurs…
Et si je trouve jamais Ylan…
Mais elle doit trouver Ylan. Car Ylan est faible et il souffre. A cause d’elle. Juste à cause d’elle. Flash de son frère prisonnier au milieu de l’obscurité.
Sorayah serre les poings.
– Je peux pas… Je peux pas laisser Ylan… J’ai pas le droit. C’est ma faute…
Karine éclate en sanglots. Sorayah essuie ses propres larmes avec la manche de sa parka.
– Arrête Karine ! Tu m’énerves !
Mais Karine s’accroche soudain à sa manche :
– Je viens avec toi ! Moi, aussi je l’aime Ylan, tu sais !
Sorayah la repousse d’une main. Karine est si petite, si fragile.
Flash des prunelles dorées du démon panthère. Sensation de puissance :
« Je serais ton arme… ».
Sorayah pose une main sur l’épaule de Karine et sourit :
– Il a promis de m’aider. Il a l’air balèze.
Karine secoue la tête :
– Yayah… Les esprits sont des menteurs. Ne crois jamais ce qu’ils te disent. Tu sais… Peut-être qu’Ylan est déjà…
Sorayah et Karine partagent la même vision. Le visage de son frère inerte, ses yeux noirs. Sorayah se mord les joues.
Ne pas penser, pas à ça…
Sorayah se penche au dessus de l’eau. Il y a trop de vaguelettes pour que l’eau reflète son visage. Le miroir géant, cette force de la nature qui concentre les cosmos énergies, son joker pour entrer en enfer et avoir assez d’énergie pour en revenir, le Saint-Laurent, et ben, il ne reflète rien du tout ! Elles sont venues jusqu’ici pour rien ! Sorayah a envie de hurler. Elle craque et lève le visage vers le ciel pour hurler :
– Et toi là-haut ! Tu peux pas arrêter ces salopes de vagues, toi ! Je vais chercher mon frère, tu entends ! Je me repends, tu entends ! Laisse moi me rependre, merde !
Sorayah tombe à genoux. Elle donne de grands coups de poings dans les gravats. Les arrêtes des pierres et le froid mordent sa peau. Son sang coule noir dans la nuit et goutte dans l’eau de la couleur de l’encre. Sorayah fond en larmes. La rage et le remord lui secoue le corps comme des spasmes de nausée. Elle plonge son visage dans l’eau glacée. Je voudrais mourir… Je mourrais si ça pouvait tout effacer…
Mais la mort n’effacera rien. Elle le sait.
Elle se redresse. Ses cheveux dégoulinent d’eau sale. Ses yeux piquent. Elle reste à pleurer. Les larmes lui lavent les yeux. Lorsqu’elle retrouve la vue, Sorayah voit son visage dans le fleuve. Le vent est tombé. L’eau est aussi lisse qu’un miroir.
L’espoir gonfle dans sa gorge :
– Sitry al Taïr ! C’est moi ! Ouvre moi !
Karine souffle :
– Dis, je t’en conjure…
– Je t’en conjure ! Sitry al Taïr !!
L’accalmie s’étend à l’ensemble du fleuve, qui se change en verre noir. A perte de vue, le Saint Laurent reflète les nuages gris, les étoiles et la lune. Mais la lune est étrange. Le croissant est tourné vers le bas. Une étoile brille dans le croissant de lune. La jeune fille se relève. Face à elle, debout sur le lac, il y a le démon avec le ciel étoilé tout autour de lui. C’est une mer d’étoile. Sorayah sent un étrange vertige s’emparer d’elle. Il y a tout un monde devant elle, un monde noir et infini. Le démon regarde Sorayah avec colère et tristesse à la fois. Il dit :
– Je t’attends depuis une éternité. Et tu ne m’appelles pas.
Sa voix musicale porte sur le fleuve, dans le parc, dans la rue. La terre entière a dû l’entendre. Sorayah répond d’une voix brisée :
– Je t’ai appelé…
Il a un vague sourire à peine esquissé :
– Ton frère attend que tu viennes le chercher. Et tu le laisses souffrir.
– Je… Je vais le délivrer…
Il secoue la tête :
– Je peux t’aider et tu ne prends pas ma main…
Il ouvre une main ornée de rubis. Il plie un genou et pose son autre main sur la garde de son épée incrustée de saphir. La pose du parfait chevalier qui invite sa belle à danser. Ses quatre cornes ramifiées forment une couronne d’or sur son front. Son sourire révèle des dents de fauve.
Il veut que je prenne sa main…
Encore une fois, quelque chose en elle lui fait tendre la main mais son cœur menace de rompre lorsqu’elle comprend :
Il va m’emporter en enfer…
Effarée, elle recule d’un pas et glisse sur les gravats. Son sac à dos amortit le choc. Des pierres roulent mais elles ne font aucun bruit. Karine hurle de terreur mais Sorayah ne l’entend pas.
Le monde s’est tu.
Un cri lui perce soudain les tympans. C’est la voix de son frère, sa voix quand il a été emporté en enfer. Innocent et sans défense.
C’est ma faute…
Sorayah se relève. Elle doit repousser Karine qui essaie de s’accrocher à elle pour la retenir. Sorayah pose un pied sur l’eau noire puis l’autre pied. Elle ne s’enfonce pas, ne glisse pas. Elle marche sur une eau aussi solide que du verre. Alors que la jeune fille se rapproche du démon, elle comprend qu’il ne se tient pas debout. Il est prisonnier à l’intérieur de l’eau. Ce n’est qu’une illusion. Le vertige la saisit de nouveau. Elle doit respirer fort pour continuer à avancer. Elle tombe à genoux sur le reflet du démon. Il plaque sa main contre la surface de verre, doigts écartés. Il a un visage anxieux.
Il a peur que je renonce…
Sorayah prend une grande inspiration. Elle pose sa main sur la sienne. Il sourit. C’est le sourire d’un enfant qui a enfin eu le jouet qu’il désirait tant. Un enfant avec des dents de tigre et des yeux de vipère.
Il referme ses doigts sur les siens.
A suivre: Acte 2 : Les alliés de l’ombre
Commentaire:
Et voilà, l’introduction est finie. Au prochain chapitre on passe aux choses sérieuses. Et c’était la première rencontre en face à face avec Sitry, j’espère que c’est bien décrit! ^-^
à bientôt en enfer… (rire inquiétant)