Ghola, Roman Nanowrimo 2014
4. Tsadkiel
Le chevalier pose la main sur la poignée de son épée dans son dos. Aux aguets, il scrute les angles de murs, l’ombre des portes, les avancées des toits autour de lui. Il est prêt au combat, prêt au piège, prêt à tout. Il s’écrie :
– Je m’appelle Tsadkiel. Je suis un serviteur de Saint-Mickaël, Chef des Milices Céleste et Guide Suprême dans la Nuit Rouge. Je ne viens pas en ennemi, je viens pour affaires.
– Retourne d’où tu viens ! Répond le bokor dans un cri.
Télémake frissonne en voyant ses yeux furieux. Le bokor mord avec violence ses lèvres rouges cachées dans sa barbe. Télémake ne l’a jamais vu dans un tel état. Là-haut, Ramon, celui qui voudrait être le chef de la cité, n’arrive pas à prendre sa décision. Il demande :
– Et que viens-tu acheter ? Nous vendons que du blé et tu pourras pas en emporter beaucoup.
– Je veux ce garçon ! Dit le chevalier en poussant Télémake en avant.
– Et bien, part avec, ce monstre est maudit. Répond le bokor à voix basse pour ne pas être entendu par le groupe sur le toit.
Le garçon le regarde, blessé. Le bokor lui retourne une grimace, entre le sourire et le grondement. Là-haut, sa mère hurle :
– Non ! Jamais ! Celyn restera ici !
Ramon la tire en arrière. Il dit d’une voix qui se veut douce mais assez forte pour que tous l’entendent :
– Calme-toi Thérésa ! Si l’ordre veut ton garçon, ils l’auront. Autant en finir maintenant !
Elle lui lance une gifle. Elle hurle comme une furie :
– Et c’est toi qui décide, c’est ça ?! Toi, qui va vendre mon fils ? J’en appelle au vote de l’assemblée !!! Ce n’est pas une question courante ! Vendre un enfant ! Ça se voit que c’est pas ton fils !!!
– Et le mien est mort ce soir. Coupe une voix calme mais ferme.
La même voix qu’avait Simon quand les choses devenaient sérieuses. Télémake frémit. Il baisse les yeux. Même dans la nuit, il n’est pas capable d’affronter le regard du père de Simon. Il a une pensée atroce :
Je veux pas voir sa mère non plus…
Il l’imagine, petite brune frêle, recluse dans sa douleur, invoquant le nom de son fils comme si cela pouvait le faire revenir.
– Thérésa a raison. Continue le père de Simon. Laisser rentrer un étranger est une décision qui relève de l’assemblée. On ne peut refuser l’accueil sans bonne raison. Il a sauvé Celyn après tout.
– Et je suis désolé de ne pas être arrivé à temps pour sauver votre fils. Dit le chevalier en s’inclinant. J’ai prié pour son âme et j’ai purifié son corps.
– Merci… Répond le père de Simon.
Sa voix s’étrangle. Il prend une grande inspiration qu’on peut entendre d’en bas puis dit :
– S’il vous plait, Tsadkiel, restez dans le sas. Toute la cité est réveillée. Cela devrait aller vite.
Il penche sa haute silhouette par-dessus la rambarde de sécurité pour regarder le moine. Puis il se tourne vers le bokor :
– Abdelkrim, je respecte ton savoir et ton instinct. Mais malgré tout ce qu’on dit sur l’ordre, ils font plus de bien que de mal. Et lui n’a rien fait de mal.
– Pas encore, répond le sorcier en tournant les talons.
Il s’en va de sa démarche nonchalante. Ses dreads battent son dos à chacun de ses pas. Un cri de femme :
– Celyn ! Ne t’inquiète pas mon chéri ! Je t’ouvre tout de suite !
Sa mère se précipite sur le boitier qui contrôle l’alimentation depuis le toit. Il est accroché contre la cage de métal qui abrite le condensateur. Le reste du toit en pente douce est couvert de panneaux solaires. Une haute éolienne a été installée, callée contre la cheminée. Elle est trouée par la rouille.
Sa mère ouvre le boitier et tape le code que tous les adultes de la cité connaissent. Bien sûr, Télémake n’a pas ce privilège.
L’électricité meurt sur la grille dans un dernier crépitement. Télémake pousse la porte de grillage avec le frein en caoutchouc de son roller. Juste au cas où il resterait du jus. Puis il passe la main dans son long tee-shirt pour délacer la chaîne qui retient la porte à la grille principale. C’est plus psychologique qu’autre chose. La porte racle le bitume avec un crissement en s’ouvrant. Télémake se tourne vers le chevalier et dit :
– Tsadkiel ? Je… Je vais juste calmer ma mère et dire en revoir à des gens. Je te jure, j’me sauverais pas.
– Profite-en pour empaqueter tes affaires. N’oublie pas que tout ce que tu emportes, tu devras le porter. Répond l’homme.
Ses yeux noirs brillent d’un éclat sale sous les lampes à sodium des veilleuses. Télémake soutient son regard en refermant la porte. Il replace un tour de chaine. A peine a-t-il reculé d’un pas que quelqu’un rebranche le courant. Sûrement, ce connard de Ramon. Il faut bien qu’il justifie ses hautes responsabilités d’Organiseur des veilles et la double ration de blé et de sel qui va avec.
**********
Télémake descend la rue étroite à grands pas. Il n’a pas envie que sa mère le rattrape à la porte de la cité, pas envie d’une effusion d’inquiétude maternelle en public.
Télémake est assailli par l’odeur de la cité : lisier, fumier, foin en décomposition… La grande esplanade du centre ville est occupée par des enclos à bestiaux. Le parking ne sert plus depuis le début de l’épidémie, 50 ans plus tôt. Rares sont ceux qui s’aventurent à l’extérieur des enceintes en passant par les routes. Les rivières sont plus sûres, et encore… Seul la voie des airs est sécurisée mais l’humanité a sombré dans la nuit avant d’inventer les avions à énergie solaire.
L’esplanade est formée à gauche par la place de l’Hôtel de Ville et à droite par la place de l’église. L’Hôtel de Ville est un imposant bâtiment haussmannien de grès blanc. A l’autre bout de l’esplanade, une petite église romane lui fait face. Ses pierres sont si anciennes qu’elles semblent noires.
Télémake slalome entre les parcs à bestiaux : principalement des vaches et des cochons. Les poulaillers sont au rez-de-chaussée des maisons de chacun. La communauté a depuis longtemps abandonné l’idée d’élever ses animaux en dehors de la ville. Ce n’est pas que les zombies les bouffent, c’est qu’ils ont tendance à s’agglutiner pas loin, comme un lion attend au bord d’un point d’eau au coucher du soleil.
– Celyn !
Voix essoufflée, vibrante de colère. Sa mère lui coure après. Télémake se retourne. Il préfère la colère à cette tiède et étouffante inquiétude maternelle.
– Quoi ? Dit-il.
– Quoi ?! S’écrie-t-elle avec une expression douloureuse sur son visage de métisse.
Elle a des lèvres plus pulpeuses que les siennes, une peau plus sombre, des cheveux plus épais, même s’ils sont blonds. Etrange mélange, ceux de Télémake étaient noirs dans le temps, avant de prendre la couleur de l’argent. Le garçon observe sa mère, cherchant en elle ce qu’il n’a pas, ce qui appartenait à son père, dont il se souvient à peine. Elle n’a pas conservé de photo, car le Bokor dit que les photos contiennent une part de l’âme des morts. Elle essaie de lui attraper le bras :
– Tu vas où comme ça ?!
Il se dégage et lève un regard méprisant vers elle. Sa mère a encore cinq centimètres de plus que lui. Cinq centimètres qu’il ne rattrapera jamais. Télémake fronce les sourcils :
– Dire en revoir aux potes.
Elle étouffe un cri d’horreur puis s’écrie :
– Pourquoi ? Tu vas le laisser nous faire du chantage ! Il est seul !
Télémake a un reniflement de mépris.
– C’est l’Ordre maman. Ils sont une armée. Ils ont des pouvoirs. Tu devrais être à l’assemblée.
Il a un geste du menton vers l’Hôtel de Ville, de l’autre côté de l’enclos à vache qui prend la moitié de la place.
Un meuh désolé rompt le silence de la nuit, bientôt suivi des cloches de l’église qui sonnent le rappel, un rythme rapide et insistant où les cloches volent à toutes volées. Sa mère pointe le doigt vers le clocher de l’église :
– Ça, c’est pour prévenir ceux qui sont partis te chercher. Ceux qui s’inquiétaient pour toi.
– Pour Simon. Corrige Télémake. Tu sais maman, j’ai pas peur de l’ordre. J’ai juste envie de me casser d’ici.
La cloche s’arrête soudain. Le dernier coup résonne comme un glas. Puis la cloche sonne cinq fois. L’appel au devoir, l’appel au vote. Des portes s’ouvrent un peu partout, révélant la clarté des veilleuses. Personne ne dormait. Le tocsin a sonné il y a trop peu de temps. Les gens veulent savoir.
Sa mère le regarde lontemps, incapable de parler. Elle finit par tourner les talons en disant :
– On en reparlera après le conseil. Retourne à la maison garder ta sœur Celyn. Ne laisse pas ta sœur toute seule un soir comme celui-là. Elle a peur quand elle entend les cloches. Et quand elle a peur, elle se sauve… Je veux pas la perdre elle!
Télémake ne répond rien. Il regarde sa mère contourner le grand enclos pour rejoindre les escaliers de grès blanc de l’Hôtel de Ville.
Le garçon regarde autour de lui, désorienté. Il ne sait pas où aller. Seule certitude, il ne passera pas la nuit avec sa petite sœur alors que la lune est presque pleine, alors qu’il se sent si faible…
*********
Télémake se dirige vers la petite enceinte, une grille de sécurité intermédiaire qui barre toutes les rues entre la ville haute et la ville basse. S’il y a une chose que l’humanité a appris c’est qu’une enceinte ne suffit pas. Il faut délimiter les villes en deux, isoler les quartiers et même isoler chaque maison. La grande enceinte est la plus sécurisée, elle délimite un large arc de cercle qui suit la rue des Bas Fossés et la rue des Hauts Fossés. La petite enceinte au centre de la cité suit la rue de la Poterne et le boulevard de l’Hôpital en un demi-cercle qui finit sur les rives de la Marne.
Télémake défait ses rollers et s’accroche à une échelle de corde tendue le long du mur de crépis gris. Il monte en chaussettes sur le toit. Sa main gauche est douloureuse et engourdie d’avoir trop serré son couteau.
Télémaque atteint le toit de tuiles d’une maison à deux étages. Il regarde la rue qui descend vers la rivière de l’autre côté de la petite enceinte. La rue des Pelletiers est l’ancienne artère commerçante de la ville. La rue piétonne est aujourd’hui encombrée de voitures à l’abandon car la rue donne sur le pont principal. Elle a été bloquée par les automobilistes qui tentaient de fuir l’épidémie. Les survivants n’ont pas débloqué la rue étroite car les voitures forment des barricades qui ralentissent la progression des morts.
Dans son dos, les cloches de l’église sombre sonnent quatre heures du matin, comme si elles n’avaient pas assez sonné cette nuit. Il escalade et redescend le toit de l’autre côté en glissant. La façade de la maison d’en face, plus haute, lui fait face. Il doit encore monter à l’échelle avant de courir sur l’arrête du toit comme un chat. Il s’en fiche de tomber. Cela ne le tuera pas. Il saute sur un toit en contrebas dans un fracas de tuiles qui se fendent. Rien à foutre de déranger ceux qui vivent en dessous. Personne ne dort de toutes façons.
Il atteint bientôt le long pont de singe qui enjambe le boulevard de Turenne et relie les maisons de tuiles au collège de zinc et de verre qui longe les berges de la Marne. En dessous de lui, le boulevard a été barricadé avec des carcasses de voitures, des gravas… Des tiges de bétons armées se dressent vers le ciel, des blocs de béton brisé exposent leurs arrêtes tranchantes. Mais Télémake s’engage sur le pont oscillant avec la même insouciance qu’il avait pour courir sur les toits. Pas parce qu’il ne craint plus la mort, juste parce qu’il a fait ça toute son enfance.
Il prend pieds sur le toit de zinc du collège, face à la rivière. Sur l’autre rive, la ville est noire, car elle a été abandonnée aux morts. Télémake court sur le toit de zinc jusqu’à la grande enceinte, le bout du monde. Il suit des yeux les méandres de la rivière, qui se perd au loin. L’eau reflète la clarté rouge de la lune. Les nuages se sont levés. Il n’y a plus rien entre Télémake et la lumière maudite.
Les bruits des morts s’insinuent dans sa conscience. Geignant, grondant, claquant des mâchoires et griffant le zinc et le verre de leurs doigts aux os mis à nus. Ils sont là, à ses pieds, grouillant contre la grille collée au mur pour plus de stabilité. Télémake s’assoit sur le bord du toit. Le collège est un bâtiment à deux étages, d’à peine quatre mètres de haut. Si les morts le voulaient vraiment, ils pourraient saisir ses pieds nus. Mais les morts avancent juste tout droit. Ils se contrefoutent de Télémake.
Le garçon les regarde comme on regarde des poissons dans un aquarium. Lorsque les vivants ne veulent plus de lui, il cherche la compagnie des morts. Mais avec cette Lune presque pleine, le poids des âmes des vivants pèse toujours autant sur son cœur. Il a beau être à plus de cent mètres des quartiers habités, il sent la faim tenailler son âme, comme si un vivant se tenait tout près de lui, derrière lui.
Télémake se force à ne pas se retourner. Se retourner serait faire demi-tour. Se retourner serait céder à la faim. Ce n’est pas une faim physique. C’est un besoin de lumière, la peur d’un noir intérieur, qui vous affame et vous rend féroce comme une bête.
Il hurle dans la nuit comme hurlent les chiens affamés et oubliés par les hommes de l’autre côté des enceintes.
Il pleure des larmes de nuit. Les larmes de l’impuissance. Les larmes de la honte. Lorsqu’il rouvre les yeux, une aura rouge comme les flammes de la Saint Jean l’entoure. La faim est terrible. Une voix dit, hésitante :
– Je savais que celui qui s’en sortirait viendrait ici. Je pensais pas que ce serait toi.
C’est la voix de Taya.
Télémake bondit sur ses pieds comme un fauve fait face pour combattre. La jeune fille le regarde de ses grands yeux bleus en amande. Son visage en cœur, maquillé à la punk est strié de maquillage violet qui a coulé avec les larmes. Elle a les mains dans les poches de son pantalon de skate qui tombe sur ses hanches maigres. Ses bras nus ont la chair de poule, comme si elle errait dehors depuis longtemps déjà. Elle sourit de ses lèvres fines, un sourire triste mais plein de chaleur. Elle sort les mains de ses poches.
Elle lui tend les bras.
Son aura est plus rouge que la clarté de la lune.
La Suite Demain! Episode 5: Taya
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PS, c’est brut de rédaction, Marathon Nanowrimo oblige! Si tu as des corrections ou des remarques, n’hésite pas à me contacter!
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